Il n’est pas d’usage, pour la critique, d’analyser les œuvres,
les parcours musicaux, à l’aune des aventures amoureuses, des liens
matrimoniaux qui se tissent naturellement entre les êtres.
Pourtant le paysage du jazz ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui
sans les couples officiels ou non, bibliques ou non, qui l’ont jalonné.
À commencer par Louis Armstrong et Lil Hardin-Armstrong, Billie Holiday
et Lester Young, Marian McPartland et Jimmy McPartland, Sheila Jordan et Duke
Jordan, Dee Dee Bridgewater et Cecil Bridgewater, Abbey Lincoln et Max Roach,
Linda Sharrock et Sonny Sharrock, Toshiko Akiyoshi et Charlie Mariano puis Lew
Tabackin, Irène Aebi et Steve Lacy, Albert Ayler et Mary Maria…
Ensemble, ils ont partagé tous les projets, toutes les facettes de la
réflexion artistique, de la création musicale et de la vie quotidienne
du musicien, et aussi, de l’amour, des difficultés du couple, de
la séparation...
Mais, à mon sens, la relation la plus forte qui fut établie entre
vie commune et vie artistique, nous la trouvons dans l’exemple du couple
formé par Paul et Carla Bley. Non seulement dans leur propre rencontre,
mais également, pour chacun d’eux, dans les destinées personnelles
qu’ils ont dessinées par la suite.
Nous allons essayer d’y voir plus clair, et surtout d’écouter
quelques raretés. C’est l’objet de cette SAGA DES BLEY !
Le premier personnage qui entre en scène est Paul Bley. Il naît
à Montréal en 1932. Il étudie d’abord le violon et
se produit en public dès l’âge de 5 ans. Il commence l’étude
du piano à l’âge de 7 ans, et, à 11 ans, il obtient
son prix au McGill Conservatory. Sous le surnom de « Buzzy » Bley,
dans sa pré-adolescence, il forme ses premiers orchestres, et à
17 ans, il remplace l’icône du piano canadien, Oscar Peterson à
l’Alberta Lounge.
En 1950, il vient à New York, pour étudier, jusqu’en 1954
à la Julliard School of Music. Il monte son propre groupe avec Jackie
McLean et Donald Byrd et effectue des tournées avec Lester Young, Ben
Webster, Roy Eldridge, assiste aux Saturday night sessions de Lennie Tristano.
Parallèlement, il fonde «le Montreal Jazz Workshop » qui
organise des concerts avec Ben Webster, Sonny Rollins, Charlie Parker. L’occasion,
pour lui, de se joindre aux orchestres, de jouer entre autres, pour Charlie
Parker. Au même moment, à New York, au sein de l’Associated
Jazz Societies de New York, dont il est le président, il rencontre Charles
Mingus qui l’enregistre sur son propre label « Debut ». «
Introducing Paul Bley », un disque en trio avec Charles Mingus
et Art Blakey. Nous en écoutons un extrait : Split
kick
Dans les années suivantes, Paul Bley joue avec son propre trio, mais
aussi avec Chet Baker, Lester Young. Lors d’un concert au Birdland à
New York, il rencontre Karen Borg. Elle y vend des cigarettes. Ils partent ensemble
à Los Angelès, où un engagement important attend Paul,
à l’Hillcrest Club.
Mais, qui est cette Karen Borg, qui entre en scène à son tour ?
Elle est née en 1938 (selon le Dictionnaire du Jazz, 1936 selon son site officiel), à Oakland, Californie. Son père est professeur de piano et organiste à l’église. Elle reçoit ses premières leçons dès 3 ans et joue bientôt à l’église, lors des mariages et des enterrements, elle participe à la chorale. On devine une enfance saturée de musique et de religion. Tout s’interrompt à 8 ans.
À 12 ans, Karen se convertit au skate, participe à des compétitions
et quitte l’école à 15 ans
Elle va multiplier alors les petits jobs, vendeuse de disques, accompagnatrice
au piano de cours de danse classique, partenaire d’un chanteur folk, piano-bar.
Dans cette période, elle est attirée par le jazz et arrive à
New York à l’âge de 19 ans. Pour se rapprocher de tous ces
musiciens qu’elle admire, et en même temps pour subvenir à
ses moyens, elles vend des cigarettes au Birdland et au Basin Street. Elle suit
Paul Bley au Hillcrest Club et se met à la composition, encouragée
par Paul. Ils se marient en 1957, en Californie, elle s’appellera désormais
Carla Bley.
Leur séjour en Californie va durer deux ans. L’engagement à
l’Hillcrest Club permet à Paul Bley de réunir un quintet
exceptionnel avec Ornette Coleman, Don Cherry, Charlie Haden et Billy Higgins
qui enregistrera plus tard l’album « The Fabulous Paul Bley
Quintet ». Paul Bley joue également avec Bobby Hutcherson,
Scott LaFaro. Carla découvre le « free playing » qui la marquera
durablement.
Elle compose de plus belle et lorsque le couple revient à New York, George
Russell, Jimmy Giuffre, Tony Williams et bien sûr Paul Bley jouent ses
compositions. Écoutons, par le Jimmy Giuffre 3 (Bley-Giuffre-Swallow,
1961), une composition de Carla Bley : Jesus Maria
Dans ce début des années 60, Paul Bley est extraordinairement
actif. Herbie Hancock lui donne même le choix du poste de pianiste du
nouveau quintet de Miles Davis ou du quartet de Sonny Rollins. Paul Bley choisit
Rollins. On ne sait ce qui serait advenu d’un choix inverse ! En tout
cas, cela nous permet d’entendre Paul Bley dans l’enregistrement
historique « Sonny meets Hawks », Sonny Rollins et Coleman
Hawkins réunis.
Simultanément, Paul Bley constitue alors son propre trio, qui devient,
avec celui de Bill Evans, la référence absolue. Bley s’entoure
de Gary Peacock et de Paul Motian ou bien de Steve Swallow et de Pete La Roca.
C’est le cas dans le 1er enregistrement du trio « free playing »
de Paul Bley, « Footloose ». La majeure partie des compositions
est signée par Carla Bley, les autres d’Ornette Coleman. Écoutons
une pièce d’anthologie, composée par Carla : Vashkar
Survient alors et nous sommes en 1964, un événement qui va se
révéler primordial pour la prise de conscience des musiciens free
et pour l’orientation musicale et affective future de Carla Bley :
Bill Dixon invite Paul Bley à participer à la « Jazz Composer’s
Guild » qu’il vient de fonder en compagnie d’Archie Shepp,
Sonny Rollins, John Tchicaï, Roswell Rudd, Cecil Taylor, Burton Green,
Mike Mantler (que Carla Bley rencontre lors des réunions).
Il s’agit, pour ces musiciens de prendre leur destin en main, à
l’écart du « Jazz business », de se donner les moyens
de leur création et de sa diffusion. Des concerts sont organisés
(October in Jazz, Four Days in December…), un grand orchestre constitué,
mis à la disposition des membres de l’association. Hélas,
ces activités, suite à des dissensions internes s’éteignirent.
Cependant, Carla Bley et Mike Mantler avaient déjà réuni
un orchestre avec Rudd, Shepp et Milford Graves (pour la petite histoire, Bill
Dixon me dit avoir conseillé à Carla Bley, puisqu’elle-même
se considérait piètre instrumentiste d’engager les meilleurs
musiciens pour avoir quelque chance de succés). Cette initiative de Carla
Bley et de Mike Mantler va constituer les prémices du JCOA (Jazz Composer’s
Orchestra Association).
Il s’agit d’une structure alternative et polyvalente qui comprend le grand orchestre, une compagnie de disques, un service de distribution auxquels va venir s’ajouter le label Watt créé pour les travaux musicaux particuliers de Carla Bley et Mike Mantler. Beaucoup d’œuvres vont être réalisées grâce à ce fonctionnement qui tente d’inventer d’autres conditions de travail, d’autres passerelles avec la création.
Mais revenons aux travaux strictement musicaux de Carla et de Paul Bley, même si là encore leurs aventures amoureuses sont déterminantes. Ils divorcent en 1967. Paul épouse sa deuxième femme, la compositrice et vocaliste Annette Peacock. Carla, quant à elle, partage désormais la vie de Mike Mantler avec leur fille Karen, née en 1966.
Paul Bley, dans un premier temps, continue de développer son travail
en trio où figurent les bassistes Mark Levinson, Kent Carter, Gary Peacock
et les batteurs Barry Atltschul, Billy Elgart. Les compositions sont souvent
d’Annette Peacock, comme dans l’album « Virtuosi » de
1967.
La fin des années 60 marque un tournant dans sa carrière. Paul
Bley adopte le clavier électrique puis bientôt les synthétiseurs
Moog et Arp dont il est l’un des premiers utilisateurs (avecSun Ra cependant).
Il se produit avec Annette Peacock dans l’ensemble « Paul Bley ou
Bley-Peacock Synthesizer Show ».
Après sa séparation avec Annette Peacock, il dirige le groupe
jazz-rock « Scorpio » dont le premier enregistrement, en 1974, comporte
le guitariste Pat Metheny et le bassiste Jaco Pastorius. Puis Paul Bley abandonnera
l’électrification pour revenir à la formule acoustique,
enregistrant même et déjà en 1972, son premier album solo
« Open To Love ».
Dès lors, il va multiplier les combinatoires de formules restreintes,
du piano solo au quintet avec John Surman, Gary Peacock, tout en restant fidèle
aux mêmes musiciens (recréation du Jimmy Giuffre 3) et aux mêmes
compositeurs : Carla Bley, lui rendant sans cesse hommage, Ornette Coleman,
Annette Peacock et lui-même. Il privilégie également les
improvisations absolues, sans préparation ni répétition
(il m’a avoué ne pas posséder de piano chez lui !)
À noter enfin, qu’il crée, à partir de 1974, avec
sa troisième épouse, la vidéaste Carol Goss, la compagnie
« Improvising Artists Incorporated, l’IAI ». Afin d’établir
un catalogue d’enregistrements sonores et audio-visuels à partir
de concerts « live » de Paul Bley, mais aussi de Steve Lacy, Lee
Konitz, Lester Bowie.
Aujourd’hui, Paul Bley continue ses activités d’enregistrements,
de concerts, d’enseignements.
Il n’omet jamais de réclamer un voire deux annuaires téléphoniques
à placer sur son siège de piano…Écoutons une autre
composition de Carla Bley, un extrait de l’album solo « Hommage
to Carla » : Ictus
Maintenant, revenons à Carla Bley. Elle venait de créer avec son nouveau compagnon, Mike Mantler, le JCOA. Cette époque marque aussi les débuts de Carla Bley dans l’écriture et l’arrangement pour grandes et moyennes formations.
« A Genuine Tong Funeral » constitue sa grande première en ce domaine. Elle propose en effet au quartet de Gary Burton/Larry Coryell d’enregistrer une suite qu’elle a écrite à partir d’un documentaire sur des funérailles filmées à Hong-Kong. S’y ajoute une section de brillants soufflants (Steve Lacy, Howard Johnson, Gato Barbieri, Mike Mantler, Jimmy Knepper) et elle-même au piano. On y perçoit immédiatement sa couleur orchestrale ainsi que l’ouverture vers des styles musicaux qu’elle explorera ultérieurement (réminiscences de Kurt Weill, marches funèbres, hymnes). Nous en écoutons un extrait : The Opening
Après ce coup de maître, les réalisations vont s’enchaîner. Tout d’abord avec Charlie Haden qui passe commande pour son premier « Liberation Music Orchestra ». Il s’agit d’arrangements à partir de chants révolutionnaires de la Guerre d’Espagne, de Cuba. Nous en écoutons un extrait, composition de Kurt Weill : Song of the United Front
Puis Carla consacre deux années à l’écriture d’un vaste projet, une sorte d’opéra gigantesque, de presque deux heures, sur un texte de Paul Haines : Escalator Over The Hill, qui voit le jour en 1972, sorti sur le label de la JCOA. Le casting est impressionant, tous les grands noms de la scène free sont là, plus Jack Bruce, Linda Ronstadt, John McLaughlin… Nous en écoutons un extrait, le titre éponyme : Escalator over the Hill
Mais ce n’est qu’en 1975 qu’elle démarre vraiment
son orchestre qui va tourner pendant six ans en Europe et au Japon, privilégiant
un répertoire d’hymnes, de tangos décalés, de clins
d’œil à Kurt Weill, qui alternent avec des collectives free.
J’ai le souvenir d’un accueil plus que houleux à Châteauvallon
en 1977, des tomates jetées sur scène…
Durant toutes ces années 70/80, soutenue par l’appui logistique
de la JCOA, Carla Bley va déborder d’activités. Il est impossible
de citer toutes les créations, toutes les commandes, tous les enregistrements
auxquels elle participe. Juste ses travaux sur la musique de Huit et demi de
Nino Rota, celle de Mortelle randonnée et ses albums Tropic Appetites,
Heavy Hart, Dinner Music, Musique Mécanique, Social Studies, puis
au tout début de 90 The Very Big Carla Bley Band… Juste
ses nouvelles collaborations avec Charlie Haden pour les Liberation Music Orchestra
suivants : Ballade of the Fallen, The Dream keeper.
Écoutons quelques extraits. De « Social Studies » : Reactionary
Tango n°1 et de « The Dream Keeper », le titre éponyme
Dream Keeper
En 1991, un nouvel épisode se produit dans cette saga musicalo-amoureuse
: Mike et Carla se séparent. Mike revient en Europe, au Danemark plus
exactement. Il confie les clés de la JCOA et de Watt à Carla et
leur fille Karen Mantler qui devient le manager général d’une
compagnie qui comporte labels discographiques, studio d’enregistrement
et 3 sociétés d’édition.
Carla continue de jouer avec Steve Swallow qui devient son nouveau compagnon
à la ville comme à la scène. Leur duo tourne en Europe,
parfois agrémenté du saxophoniste anglais Andy Sheppard. Ils enregistrent
« Duets », « Go Together » puis «
Songs With Legs », celui-ci en trio.
Nous écoutons un extrait de la compilation ECM « Rarum Carla Bley
», une sorte de twist pour solo de guitare basse : Major
Commandes d’écriture, constitution de big bands locaux (Sicile, Sardaigne), duo et trio, formations d’envergures diverses à partir de la cellule « The Lost Chords », reprise d’Escalator Over The Hill, nouveau Liberation Music Orchestra (Not In Our Name), résidence à Essen… Carla Bley, toujours flanquée de Steve Swallow, va dorénavant parcourir le monde entier. A noter par exemple, en 1996, la commande du Grenoble Jazz Festival « Les Trois Lagons » à partir de croquis d’Henri Matisse. La composition figure dans le disque 4X4.
En juillet 2006, le Carla Bley Big Band était à Vienne pour un concert incroyable de tonicité, de complexité d’écriture, de solos magnifiques de Lew Soloff, Gary Valente, Wolfgang Pushnigg, Andy Sheppard. Écoutons, en guise de provisoire conclusion, une composition de Charlie Haden, arrangée par Carla Bley pour le dernier Liberation Music Orchestra, un disque qui rassemble des musiques tristes pour protester contre la guerre en Irak : Not in our Name
Carla Bley est bien la digne descendante de Duke Ellington, Charles Mingus
et Gil Evans. Peut-être parce qu’autodidacte, elle a su préserver
sa patte de compositrice, orfèvre es harmonie, orfèvre es tableaux
sonores, orfèvre es ruptures, orfèvre es grandiose comme du dérisoire...
Ce, en intégrant les musiques les plus diverses : le jazz dans toute
son amplitude, du dixieland jusqu’au free, les musiques du monde (le Rawalpindi
d’Escalator, les musiques américano latines), les musiques populaires
reprises façon Kurt Weill, la musique classique de Bach à Nono
via Nino Rota et Terry Riley/Phil Glass/Steve Reich,et, bien sûr le rock
façon anglaise, la pop, le funk, le rythmn and blues…
Carla Bley, c’est donc cet univers protéiforme, complexe, savant,
extrêmement extraverti (à l’exception notable des duos avec
Steve Swallow), des rythmiques solides et des cuivres fastueux. Un caractère
de feu et de lionne.
Quant à Paul Bley, étonnement, car l’homme est plutôt
disert avec une vraie faconde, son univers musical s’est constitué
dans un rapport contrôlé au silence. Le feu couve sous la braise,
les notes jaillissent une fois pensées, ciselées, sans aucune
gratuité mais au contraire lestées d’une profondeur quasi
mystique, mais toujours voluptueuse. Pourtant on n’y trouve aucune trace
de maniérisme. Il y a même des tempêtes parfois, des notes
égrenées en cluster rapide, une main gauche puissante, des grondements
de basses triple forte, et un sens mélodique jamais démenti.
Bref, le digne maître de Keith Jarrett (écouter Facing You) et
de Brad Meldhau (écouter The Art of the Trio 1).
Voilà, c’était LA SAGA DES BLEY, où l’on a
vu que musique et relations amoureuses pouvaient faire bon ménage !
On peut se quitter sur ce petit bijou, Ida Lupino, écrit par Carla en
hommage à cette belle actrice et interprété par Paul. Je
tiens toute une documentation à votre disposition. Merci.
Extrait de « Closer » : Ida Lupino
Jean Mereu, pour Grenoble Jazz Festival, le 16 avril 07
Paul Bley Home page : www.improvart.com/bley
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The Official Carla Web site : www.wattxtrawatt.com
Biographie, discographie, bibliographie, pages consacrées à Karen
Mantler et Steve Swallow
Mike Mantler : www.mantlermusic.com
Annette Peacock : www.annettepeacock.com